Par Amel Bouslama
Figure cosmopolite, Nadia Kaabi-Linke, qui se définit en tant qu’artiste conceptuelle multimédia, a grandi en Tunisie, entre Kiev (la ville de sa mère) et Dubaï (ville où son père tunisien a travaillé). Double origine : entre Le Kef paternel et Kiev le maternel, son cœur balance, parce qu’elle ne privilégie pas l’un par rapport à l’autre. Elle a étudié à Tunis puis à Paris et vit depuis 2006 à Berlin. Elle expose à Dallas comme à Alexandrie, Dubaï, Venise, Londres, Jordanie, Berlin,… et actuellement Tunis à La Boîte, galerie fondée et dirigée par la dynamique commissaire et galeriste Fatma Kilani. Le travail de Nadia Kaabi-Linke utilise divers matériaux et techniques pour questionner la mémoire collective des lieux, des cultures, ainsi que l’histoire. Cette manière de pratiquer l’art s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler dans le langage contemporain «l’archéologie du présent ». A titre d’exemple, nous citons sa gigantesque et fameuse œuvre en trois dimensions suspendues au plafond : Flying Carpets (Tapis volants), qui a remporté le prix Abraaj Capital Art en 2011, puis acquise par le Guggenheim de New York en 2016 ainsi que par Sharjah Art Foundation en 2017.
Plus que biculturelle, cette artiste est une globe-trotteuse qui pratique sept langues. Parce qu’elle est naturelle, entière, passionnée et libre dans sa tête comme dans son corps, Nadia Kaabi-Linke fait partie de ces personnes modestes, joviales et charismatiques, qui d’emblée viennent occuper une place dans votre cœur. La plasticienne confirme ne pas accorder de la valeur aux honneurs et au prestige, car le plus important, pense-t-elle, est le chemin et non le but. Elle continue par affirmer que «Seul le chemin compte, je ne pense pas qu’on soit venu sur terre pour accumuler les succès, mais plutôt pour évoluer et grandir spirituellement… »
Un mode de vie, un comportement et des principes
Berlin, le point d’ancrage où Nadia Kaabi-Linke vit avec ses deux enfants et son mari, est cette interface de circulation entre l’Ukraine et la Tunisie ainsi que les pays, partout dans le monde où elle effectue souvent des résidences d’artiste pour monter des œuvres in situ. Dans nos échanges sur les réseaux sociaux, Nadia insiste sur la nécessité de garder le lien avec les autres et de se débarrasser de tout égocentrisme, sentiment qui nous éloigne de tout comportement opportuniste. Elle l’explique en ces termes : «Mais ceci vaut vraiment la peine d’être fait, car lorsque l’ego se tait, on se sent connecter à tout, ainsi qu’à tout le monde. Et la seule victoire devient le sentiment d’amour, de reconnaissance et de gratitude, de compassion et de partage. On comprend alors que l’ego est pour l’égoïsme un sentiment primitif, qui pousse vers la concurrence malsaine et la séparation avec les autres».
En l’occurrence, l’artiste Nadia Kaabi-Linke opte pour une démarche douce et paisible tournée vers la cause humaine des plus démunis. Au lieu de crier haut et fort, elle travaille l’échine courbée sur l’ouvrage, à la façon d’une fourmi. Mieux encore, Nadia commence son travail par être une abeille qui butine de mur en mur, épiant la rue à droite et à gauche, cherchant, examinant silencieusement et méditativement le bout d’asphalte ou le béton qui l’interpelle, lui parle et lui murmure les histoires et événements historiques vécus d’autrui. Je cite ce qu’elle m’a transmis : «Tu sais, je faisais beaucoup d’empreintes de mur en Tunisie avant 2011, date de la révolution tunisienne. J’ai décidé d’arrêter après cette année, pour ne pas être opportuniste d’un côté, mais aussi parce que les murs ne murmurent plus, ils crient ! Alors, il n’y a plus d’intérêt pour moi ».
Trace du temps, mémoire des lieux et contradictions des humains
Trois phases de travail viennent rythmer le cheminement créatif de Nadia Kaabi-Linke. Elle circule dans la rue, se déplace d’un point à un autre, observe et face à la trace qui la retient s’arrête, photographie, puis prélève au calque et au papier de soie. Munie de ses prises, extraits et empreintes lesquels ont imprégné son écran et son papier comme autant son âme, elle rentre chez elle. Là avec son compagnon de route, complice, collaborateur et mari allemand Timo Kaâbi-Linke — sociologue de formation —, elle partage la réflexion autour de sa moisson iconographique. Et après discussion, parfois pas facile à gérer, le couple d’artistes se met d’accord sur l’aboutissement de la recherche théorique et réflexive menée.
Une fois que le projet a mûri, la plasticienne Nadia regagne son atelier et appose sur le papier les fragments de ses relevés, qu’elle exploite, combine, mélange, compose, conjugue et applique sur ses papiers et toiles, selon la forme que les réflexions et les recherches ont fait aboutir. Au fil des jours, le travail évolue. L’artiste cisèle, plie, peint, grave, trace lignes, saupoudre et couvre des surfaces, suspend ses baguettes, aligne ses briques, cloue ses piques, etc. La trans-formation (l’au-delà de la forme) en art a lieu lorsque la mise en œuvre, arrivée à terme, prend son autonomie.
Etant donné que l’artiste travaille sur le phénomène du temps, la trace, l’empreinte, la mémoire douloureuse des lieux et leurs enjeux, l’impact de ses œuvres sur les visiteurs est grand. Les toiles et les installations de l’artiste leur parlent, parce qu’ils les font se souvenir de leurs propres vécus douloureux. Elles ne leur font pas qu’agiter le couteau dans la plaie, mais leur donnent à réfléchir et à prendre conscience de certains phénomènes.
Ainsi, use-t-elle de moyens propres au langage plastique afin d’attirer l’attention sur les failles sociales générées, comme par exemple le progrès technologique ou celles de l’internet ? La plasticienne va alors chercher du côté de leurs répercussions négatives sur l’individu et toutes sortes de difficultés comme par exemple les petits vendeurs à la volée, ces émigrants de tous bords, qui, à cause de leur statut de migrants sans papier, sont dans l’impossibilité de travailler. Pour monter son œuvre Flying Carpets (Tapis volants) 2011, caoutchouc et acier, musée Solomon R. Guggenheim, New York, notre prodigieuse artiste Nadia Kaabi-Linke a mis en place un dispositif visuel d’une subtilité et d’une inventivité remarquables.
A.B.
*La Boîte, un lieu d’art contemporain : 25 rue 8603, La Charguia 1, Tunis, Tunisie. Ouvert du lundi au vendredi de 11h00 à 17h00, date de clôture : 23 février 2024.